LES LABOUREURS par Alphonse de Lamartine
Au hameau de Valneige, 16 mai 1801.
Quelquefois dès l’aurore, après le sacrifice,
Ma Bible sous
mon bras, quand le ciel est propice,
Je quitte mon église et mes murs
jusqu’au soir,
Et je vais par les champs m’égarer ou m’asseoir,
Sans
guide, sans chemin, marchant à l’aventure,
Comme un livre au hasard
feuilletant la nature,
Mais partout recueilli, car j’y trouve en tout
lieu
Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu.
Oh ! qui peut lire ainsi
les pages du grand livre
Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre
!
La tiède attraction des rayons d’un ciel chaud
Sur les monts ce
matin m’avait mené plus haut ;
J’atteignis le sommet d’une rude
colline
Qu’un lac baigne à sa base et qu’un glacier domine,
Et dont les
flancs boisés, aux penchants adoucis,
Sont tachés de sapins par des prés
éclaircis.
Tout en haut seulement, des bouquets circulaires
De
châtaigniers croulants, de chênes séculaires,
Découpant sur le ciel leurs
dômes dentelés,
Imitent les vieux murs des donjons crénelés,
Rendent le
ciel plus bleu par leur contraste sombre,
Et couvrent à leurs pieds quelques
champs de leur ombre.
On voit en se penchant luire entre leurs rameaux
Le
lac dont les rayons font scintiller les eaux,
Et glisser sous le vent la
barque à l’aile blanche,
Comme une aile d’oiseau passant de branche en
branche.
Mais plus près, leurs longs bras, sur l’abîme penchés
Et de
l’humide nuit goutte à goutte étanchés,
Laissaient pendre leur feuille et
pleuvoir leur rosée
Sur une étroite enceinte au levant exposée,
Et que
d’autres troncs noirs enfermaient dans leur sein,
Comme un lac de culture en
son étroit bassin ;
J’y pouvais, adossé le coude à leurs racines,
Tout
voir, sans être vu, jusqu’au fond des ravines.
Déjà, tout près de moi,
j’entendais par moments
Monter des pas, des voix et des mugissements
:
C’était le paysan de la haute chaumine
Qui venait labourer son morceau
de colline,
Avec son soc plaintif traîné par ses boeufs blancs,
Et son
mulet portant sa femme et ses enfants ;
Et je pus, en lisant ma Bible ou la
nature,
Voir tout le jour la scène et l’écrire à mesure.
Sous mon crayon
distrait le feuillet devint noir.
Ô nature, on t’adore encor dans ton miroir
!
Laissant souffler ses boeufs, le jeune homme s’appuie
Debout au
tronc d’un chêne, et de sa main essuie
La sueur du sentier sur son front mâle
et doux ;
La femme et les enfants tout petits, à genoux
Devant les boeufs
privés baissant leur corne à terre,
Leur cassent des rejets de frêne et de
fougère,
Et jettent devant eux en verdoyants monceaux
Les feuilles que
leurs mains émondent des rameaux.
Ils ruminent en paix, pendant que l’ombre
obscure
Sous le soleil montant se replie à mesure,
Et, laissant de la
glèbe attiédir la froideur,
Vient mourir, et border les pieds du
laboureur.
Il rattache le joug, sous la forte courroie,
Aux cornes qu’en
pesant sa main robuste ploie.
Les enfants vont cueillir des rameaux
découpés,
Des gouttes de rosée encore tout trempés,
Au joug avec la
feuille en verts festons les nouent,
Que sur leurs fronts voilés les fiers
taureaux secouent,
Pour que leur flanc qui bat et leur poitrail
poudreux
Portent sous le soleil un peu d’ombre avec eux.
Au joug de bois
poli le timon s’équilibre,
Sous l’essieu gémissant le soc se dresse et vibre
;
L’homme saisit le manche, et sous le coin tranchant,
Pour ouvrir le
sillon, le guide au bout du champ.
Ô travail, sainte loi du monde,
Ton
mystère va s’accomplir !
Pour rendre la glèbe féconde,
De sueur il faut
l’amollir.
L’homme, enfant et fruit de la terre,
Ouvre les flancs de cette
mère
Où germent les fruits et les fleurs ;
Comme l’enfant mord la
mamelle,
Pour que le lait monte et ruisselle
Du sein de sa nourrice en
pleurs !
La terre, qui se fend sous le soc qu’elle aiguise,
En
tronçons palpitants s’amoncelle et se brise,
Et, tout en s’entr’ouvrant, fume
comme une chair
Qui se fend et palpite et fume sous le fer.
En deux
monceaux poudreux les ailes la renversent ;
Ses racines à nu, ses herbes se
dispersent ;
Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés,
Se tordent sur
son sein en tronçons torturés.
L’homme les foule aux pieds, et, secouant le
manche,
Enfonce plus avant le glaive qui les tranche ;
Le timon plonge et
tremble, et déchire ses doigts
La femme parle aux boeufs du geste et de la
voix ;
Les animaux, courbés sur leur jarret qui plie,
Pèsent de tout leur
front sur le joug qui les lie ;
Comme un coeur généreux leurs flancs battent
d’ardeur ;
Ils font bondir le sol jusqu’en sa profondeur.
L’homme presse
ses pas, la femme suit à. peine ;
Tous au bout du sillon arrivent hors
d’haleine ;
Ils s’arrêtent : le boeuf rumine, et les enfants
Chassent avec
la main les mouches de leurs flancs.
Il est ouvert, il fume encore
Sur
le sol, ce profond dessin !
Ô terre, tu vis tout éclore
Du premier sillon
de ton sein !
Il fut un Éden sans culture ;
Mais il semble que la
nature,
Cherchant à l’homme un aiguillon,
Ait enfoui pour lui sous
terre
Sa destinée et son mystère
Cachés dans son premier sillon.
Oh
! le premier jour où la plaine,
S’entr’ouvrant sous sa forte main,
But la
sainte sueur humaine
Et reçut en dépôt le grain,
Pour voir la noble
créature
Aider Dieu, servir la nature,
Le ciel ouvert roula son
pli,
Les fibres du sol palpitèrent,
Et les anges surpris chantèrent
Le
second prodige accompli !
Et les hommes ravis lièrent
Au timon les
boeufs accouplés ;
Et les coteaux multiplièrent
Les grands peuples comme
les blés ;
Et les villes, ruches trop pleines,
Débordèrent au sein des
plaines ;
Et les vaisseaux, grands alcyons,
Comme à leurs nids les
hirondelles,
Portèrent sur leurs larges ailes
Leur nourriture aux nations
!
Et, pour consacrer l’héritage
Du champ labouré par leurs
mains,
Les bornes firent le partage
De la terre entre les humains ;
Et
l’homme, à tous les droits propice,
Trouva dans son coeur la justice,
En
grava le code en tout lieu,
Et, pour consacrer ses lois même,
S’élevant à
la loi suprême,
Chercha le juge et trouva Dieu !
Et la famille,
enracinée
Sur le coteau qu’elle a planté,
Refleurit d’année en
année,
Collective immortalité ;
Et sous sa tutelle chérie
Naquit
l’amour de la patrie,
Gland de peuple au soleil germé,
Semence de force et
de gloire,
Qui n’est que la sainte mémoire
Du champ par ses pères semé
!
Et les temples de l’Invisible
Sortirent des flancs du rocher,
Et,
par une échelle insensible,
L’homme de Dieu put s’approcher,
Et les
prières qui soupirent,
Et les vertus qu’elles inspirent,
Coulèrent du
coeur des mortels.
Dieu dans l’homme admira sa gloire,
Et pour en garder
la mémoire
Reçut l’épi sur ses autels.
Un moment suspendu, les voilà
qui reprennent
Un sillon parallèle, et sans fin vont et viennent
D’un bout
du champ à l’autre, ainsi qu’un tisserand
Dont la main, tout le jour sur son
métier courant,
Jette et retire à soi le lin qui se dévide,
Et joint le
fil au fil sur sa trame rapide.
La sonore vallée est pleine de leurs voix
;
Le merle bleu s’enfuit en sifflant dans les bois,
Et du chêne à ce bruit
les feuilles ébranlées
Laissent tomber sur eux les gouttes
distillées.
Cependant le soleil darde à nu ; le grillon
Semble crier
de feu sur le dos du sillon.
Je vois flotter, courir sur la glèbe
embrasée
L’atmosphère palpable où nage la rosée
Qui rejaillit du sol et
qui bout dans le jour,
Comme une haleine en feu de la gueule d’un
four.
Des boeufs vers le sillon le joug plus lourd s’affaisse ;
L’homme
passe la main sur son front, sa voix baisse,
Le soc glissant vacille entre
ses doigts nerveux ;
La sueur, de la femme imbibe les cheveux.
Ils
arrêtent le char à moitié de sa course ;
Sur les flancs d’une roche ils vont
lécher la source,
Et, la lèvre collée au granit humecté,
Savourent sa
fraîcheur et son humidité.
Oh ! qu’ils boivent dans cette
goutte
L’oubli des pas qu’il faut marcher !
Seigneur, que chacun sur sa
route
Trouve son eau dans le rocher !
Que ta grâce les désaltère !
Tous
ceux qui marchent sur la terre
Ont soif à quelque heure du jour :
Fais à
leur lèvre desséchée
Jaillir de ta source cachée
La goutte de paix et
d’amour !
Ah ! tous ont cette eau de leur âme
Aux uns c’est un sort
triomphant,
À ceux-ci le coeur d’une femme,
À ceux-là le front d’un enfant
;
À d’autres l’amitié secrète,
Ou les extases du poète :
Chaque ruche
d’homme a son miel.
Ah ! livre à leur soif assouvie
Cette eau des sources
de la vie !
Mais ma source à moi n’est qu’au ciel.
L’eau d’ici-bas n’a
qu’amertume
Aux lèvres qui burent l’amour,
Et de la soif qui me
consume
L’onde n’est pas dans ce séjour ;
Elle n’est que dans ma
pensée
Vers mon Dieu sans cesse élancée,
Dans quelques sanglots de ma
voix,
Dans ma douceur à la souffrance ;
Et ma goutte à moi
d’espérance,
C’est dans mes pleurs que je la bois !
Mais le milieu du
jour au repas les rappelle :
Ils couchent sur le sol le fer ; l’homme
dételle
Du joug tiède et fumant les boeufs, qui vont en paix
Se coucher
loin du soc sous un feuillage épais.
La mère et les enfants, qu’un peu
d’ombre rassemble,
Sur l’herbe, autour du père, assis, rompent ensemble
Et
se passent entre eux de la main à la main
Les fruits, les oeufs durcis, le
laitage et le pain ;
Et le chien, regardant le visage du père,
Suit d’un
oeil confiant les miettes qu’il espère.
Le repas achevé, la mère, du
berceau
Qui repose couché dans un sillon nouveau,
Tire un bel enfant nu
qui tend ses mains vers elle,
L’enlève, et, suspendu, l’emporte à sa
mamelle,
L’endort en le berçant du sein sur ses genoux,
Et s’endort
elle-même, un bras sur son époux.
Et sous le poids du jour la famille
sommeille
Sur la couche de terre, et le chien seul les veille,
Et les
anges de Dieu d’en haut peuvent les voir,
Et les songes du ciel sur leurs
têtes pleuvoir.
Oh ! dormez sous le vert nuage
De feuilles qui
couvrent ce nid,
Homme, femme, enfants leur image,
Que la loi d’amour
réunit !
O famille, abrégé du monde,
Instinct qui charme et qui
féconde
Les fils de l’homme en ce bas lieu,
N’est-ce pas toi qui nous
rappelle
Cette parenté fraternelle
Des enfants dont le père est Dieu
?
Foyer d’amour où cette flamme
Qui circule dans l’univers
Joint le
coeur au coeur, l’âme à l’âme,
Enchaîne les sexes divers,
Tu resserres et
tu relies
Les générations, les vies,
Dans ton mystérieux lien ;
Et
l’amour, qui du ciel émane,
Des voluptés culte profane,
Devient vertu s’il
est le tien !
Dieu te garde et te sanctifie :
L’homme te confie à la
loi,
Et la nature purifie
Ce qui serait impur sans toi.
Sous le toit
saint qui te rassemble,
Les regards, les sommeils ensemble,
Ne souillent
plus ta chasteté,
Et, sans qu’aucun limon s’y mêle,
La source humaine
renouvelle
Les torrents de l’humanité.
Ils ont quitté leur
arbre et repris leur journée.
Du matin au couchant l’ombre déjà
tournée
S’allonge au pied du chêne et sur eux va pleuvoir ;
Le lac, moins
éclatant, se ride au vent du soir.
De l’autre bord du champ le sillon se
rapproche.
Mais quel son a vibré dans les feuilles ? La cloche,
Comme un
soupir des eaux qui s’élève du bord,
Répand dans l’air ému l’imperceptible
accord,
Et, par des mains d’enfants au hameau balancée,
Vient donner de si
loin son coup à la pensée :
C’est l’Angélus qui tinte, et rappelle en tout
lieu
Que le matin des jours et le soir sont à Dieu.
À ce pieux appel le
laboureur s’arrête ;
Il se tourne au clocher, il découvre sa tête,
Joint
ses robustes mains d’où tombe l’aiguillon,
Élève un peu son âme au-dessus du
sillon,
Tandis que les enfants, à genoux sur la terre,
Joignent leurs
petits doigts dans les mains de leur mère.
Prière, ô voix
surnaturelle
Qui nous précipite à genoux !
Instinct du ciel qui nous
rappelle
Que la patrie est loin de nous !
Vent qui souffle sur l’âme
humaine,
Et de la paupière trop pleine
Fait déborder l’eau de ses
pleurs,
Comme un vent qui, par intervalles,
Fait pleuvoir les eaux
virginales
Du calice incliné des fleurs !
Sans toi que serait cette
fange ?
Un monceau d’un impur limon,
Où l’homme après la brute
mange
Les herbes qu’il tond du sillon.
Mais par toi son aile
cassée
Soulève encore sa pensée
Pour respirer au vrai séjour,
La
désaltérer dans sa course,
Et lui faire boire à sa source
L’eau de la vie
et de l’amour !
Le coeur des mères te soupire,
L’air sonore roule ta
voix,
La lèvre d’enfant te respire,
L’oiseau t’écoute aux bords des bois
;
Tu sors de toute la nature
Comme un mystérieux murmure
Dont les anges
savent le sens ;
Et ce qui souffre, et ce qui crie,
Et ce qui chante, et
ce qui prie,
N’est qu’un cantique aux mille accents.
Ô saint murmure
des prières,
Fais aussi dans mon coeur trop plein,
Comme des ondes sur des
pierres,
Chanter mes peines dans mon sein ;
Que le faible bruit de ma
vie
En extase intime ravie
S’élève en aspirations ;
Et fais que ce
coeur que tu brises,
Instrument des célestes brises,
Éclate en
bénédictions !
Un travail est fini, l’autre aussitôt
commence.
Voilà partout la terre ouverte à la semence :
Aux corbeilles de
jonc puisant à pleine main,
En nuage poudreux la femme épand le grain
;
Les enfants, enfonçant les pas dans son ornière,
Sur sa trace, en
jouant, ramassent la poussière
Que de leur main étroite ils laissent
retomber,
Et que les passereaux viennent leur dérober.
Le froment répandu,
l’homme attelle la herse,
Le sillon raboteux la cahote et la berce :
En
groupe sur ce char les enfants réunis
Effacent sous leur poids les sillons
aplanis.
Le jour tombe, et le soir sur les herbes s’essuie ;
Et les vents
chauds d’automne amèneront la pluie ;
Et les neiges d’hiver, sous leur tiède
tapis,
Couvriront d’un manteau de duvet les épis ;
Et les soleils dorés en
jauniront les herbes ;
Et les filles des champs viendront nouer les
gerbes,
Et, tressant sur leurs fronts les bluets, les pavots,
Iront danser
en choeur autour des tas nouveaux ;
Et la meule broiera le froment sous les
pierres ;
Et, choisissant la fleur, la femme des chaumières,
Levée avant
le jour pour battre le levain,
De ses petits enfants aura pétri le pain
;
Et les oiseaux du ciel, le chien, le misérable,
Ramasseront en paix les
miettes de la table ;
Et tous béniront Dieu, dont les fécondes mains
Au
festin de la terre appellent les humains !
C’est ainsi que ta
providence
Sème et cueille l’humanité,
Seigneur, cette noble
semence
Qui germe pour l’éternité.
Ah ! sur les sillons de la vie
Que
ce pur froment fructifie !
Dans les vallons de ses douleurs,
Ô Dieu,
verse-lui ta rosée !
Que l’argile fertilisée
Germe des hommes et des
fleurs !
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